Mushin, le non-esprit dans la pratique du kendo
Avertissement : je ne suis pas un grand maître en kendo ni un grand expert en bouddhisme, et je ne fais que m’inspirer d’enseignements directs ou bibliographiques. Toute approximation ou erreur d’interprétation serait bien sûr de ma seule responsabilité. N’hésitez pas à me faire part de vos remarques ou corrections.
Le texte qui suit a de nombreuses sources (voir liste en fin d’article), mais les principales références sont Miyamoto Musashi (1594-1645), Takuan Soho (1573-1645), Minoru Kiyota (1923- )
Tout pratiquant d’art martial japonais entend un jour où l’autre parler des 5 états d’esprit du budo, la voie du guerrier : Shoshin, l’esprit du débutant, Zanshin, l’esprit persistant, Mushin, l’esprit vide, Fudoshin, l’esprit immuable et Senshin, l’esprit éveillé.
Au kendo, la notion de zanshin est très connue et mise en pratique: l’esprit qui reste attentif à tout moment, même et surtout après une coupe, victorieuse ou non. Par contre, les quatre autres formes de l’esprit sont très rarement évoquées, bien qu’elles soient en réalité tout aussi importantes dans la progression dans la Voie du sabre. Peut-être parce qu’elles sont moins « palpables », visibles ou exprimables par une action physique ? Le zanshin peut s’exprimer au travers d’une attitude physique montrant la vigilance, alors que les autres ont moins de possibilités de s’extérioriser. Toujours est-il que les cinq états d’esprit sont bien présents dans notre pratique, consciemment ou plus souvent inconsciemment, car ils ne s’acquièrent pas par un apprentissage oral ou par la lecture, mais par la pratique physique et la répétition des gestes de l’art martial pratiqué. Donc, même si l’on n’est pas capable de mettre un nom sur ces notions, elles font partie intégrante de la progression sur la voie.
Le mushin est sans doute le plus mystérieux de ces états d’esprit, puisque qu’on l’associe à « esprit vide ». En quoi un esprit vide serait nécessaire, utile ou recherché en kendo ?
D’où vient le concept de Mushin ?
Pour beaucoup d’occidentaux, la première fois (et sans doute la dernière) qu’ils ont approché la notion de mushin a été le jour où ils ont vu le film « Le dernier samouraï » ! Dans une scène mémorable, le héros interprété par Tom Cruise se bat au bokken, sabre en bois, contre un samouraï et se prend une raclée incontestable… C’est alors qu’un autre samouraï vient lui souffler une leçon : « Excuse-moi, toi trop penser… beaucoup trop penser… penser sabre, penser mort, penser ennemi… beaucoup trop penser… Non-pensée ». La non-pensée ici évoquée est le mushin, l’esprit vide.
Pour un samouraï face à l’ennemi, sabre dégainé, la peur est inévitable et peut être paralysante ou en tout cas induire de mauvaises réactions dont le résultat est la mort. La réponse bouddhiste à ce problème est de dire que cette peur ne vient pas de l’ennemi lui-même ou de son sabre, mais de notre propre esprit. La peur est un sentiment qui n’a pas d’existence réelle, et pour vaincre l’adversaire il faut d’abord vaincre la peur intérieure qui vient de nos pensées. Cette réponse aux guerriers qui cherchaient tout moyen d’augmenter leur efficacité au combat était enseignée par des moines bouddhistes tels que Takuan Soho. Si le bouddhisme vient ainsi s’immiscer dans l’art des guerriers, c’est qu’au moment où débute l’ère Edo (1600-1867), période pendant laquelle les samouraïs n’ont plus de guerres à mener, l’art de la guerre se transforme progressivement en voie philosophique, sous l’influence du bouddhisme mais aussi du confucianisme et du shinto.
Parmi les enseignements du bouddhisme aux samouraïs de cette époque, le budo a fait sien les 5 états d’esprit, dont bien sûr le mushin. C’est un raccourci de l’expression Zen « mushin no shin » (無心の心) que l’on peut traduire par « esprit sans esprit » : mu (無) signifie vide, néant, et shin (心) veut dire cœur, esprit, mental. La meilleure traduction dans le contexte des arts martiaux serait donc « non-esprit », mais on pourrait également parler de non-pensée, Esprit vide, Non-attachement, Non-être, Vide, Néant…
Le concept de mushin est bien imagé par l’expression Zen « Mizu no kokoro » (l'esprit comme de l'eau): l’esprit est tel un étang calme, reflétant une image claire. Si l’eau de l’étang est troublée par un évènement extérieur (chute d’une branche dans l’eau, caillou lancé), l’image se brouille. Il en est de même pour l’esprit, qui ne peut percevoir avec justesse qu’apaisé et sans fixation. L’eau ne cherche pas à retenir l’image qui s’y reflète, notre esprit ne doit pas retenir les pensées qui le traversent.
Miyamoto Musashi évoque aussi cette image de l’eau dans le Go Rin No Sho (Traité des 5 roues) : « Vous devez apprendre dans la nature de l’eau l’essentiel de l’état d’esprit. L’eau suit la forme du récipient carré ou rond. C’est une goutte et aussi un Océan. La couleur du gouffre est vert pur, et en m’inspirant de cette pureté je présente mon école dans le Rouleau de l’eau »
Mushin n’est pas un concept intellectuel mais nécessite des années et des années de pratique, que ce soit par la méditation Zen ou la pratique d’un art martial : « Avant d’avoir réellement touché l’eau et le feu, il n’est pas possible de les connaître. Même si l’on s’attache à expliquer un livre, cela ne veut pas dire qu’il sera compris » (Takuan Soho)
Mushin, état mental où l'esprit n'est pas fixé ou occupé par une pensée ou une émotion est l’essence même du Zen. L’esprit est vide de pensées, désirs et doutes, mais pleinement présent, conscient et libre. A contrario, si l'impulsion ou la réaction face à une situation est exprimée en pensée consciente, elle n'est pas Zen. Quand l’esprit est clair, vous vous libérez de votre ego et êtes ainsi capable d’agir spontanément et avec fluidité, sans que l’émotion ou l’hésitation vienne vous perturber.
Une explication nous est donnée par Minoru Kyota : « Quand on marche, l’esprit ne se fixe pas sur nos jambes (avancer le pied, faire un pas, rester en équilibre, etc). Quand on travaille de nos mains, notre esprit ne se fixe pas sur nos mains, sinon cela entraverait leur liberté de mouvement. L’esprit libre de toute fixation sur un point précis est « parfaitement libre ». L’esprit du samurai ne doit donc pas se fixer sur le sabre de l’adversaire, pas plus que sur le désir d’anéantir l’adversaire ou la peur d’être anéanti par lui. »
Ainsi, le Zen préconise de ne pas se concentrer sur un objet particulier et de ne pas tenter de contrôler ses propres pensées. Avec une posture adéquate et une respiration calmée, l’esprit deviendra tranquille naturellement. Ne pas laisser les pensées parasiter l’esprit, ne pas les laisser nous entraîner, ne pas chercher à lutter contre elles ou à leur échapper. Laissez les pensées libres de venir et de repartir. En zazen (position de méditation Zen), il faut savoir par moments se réveiller des distractions et de la torpeur pour corriger sa posture. En combat, l’ennemi est là pour nous réveiller !
Mushin, qu’est-ce que c’est ?
Il est difficile d’expliquer par des mots un concept non intellectuel tel que le non-esprit, mais grâce à quelques citations ou enseignements, nous pouvons en percevoir le sens.
Ainsi, Takuan Soho cite un poème de Bukkoku Kokusi, moine bouddhiste (1256-1316) :
« Bien que de toute évidence
il ne puisse monter la garde,
dans les petits champs de montagne
l’épouvantail
n’est pas là en vain »
Bien que sans cerveau, donc sans pensée, l’épouvantail remplit son rôle en faisant fuir les prédateurs… L’homme ayant atteint Mushin est arrivé au niveau de l’épouvantail !
Par ailleurs, un précepte Zen dit que « le temps que l’on pense une chose, cette chose est passée ». Concrètement, cela signifie que si on pense qu’on est en train de recevoir un coup de sabre, il est fort probable que ce soit notre dernière pensée. Il ne faut pas analyser la situation, mais agir avant la pensée… En temps normal, si on voit qu’une action est possible, on pense à la faire, on ordonne à notre corps de la faire et on la fait. En état méditatif, Mushin, on supprime l’étape de la pensée, on voit l’opportunité et à ce moment même le corps agit. Evidemment, agir avant la pensée nécessite de répéter des milliers de fois les gestes, pour que cela devienne naturel, réflexe, instinctif.
Pour Takuan Soho, il ne faut pas penser à ne pas penser :
« Si vous pensez à ne pas penser,
c’est déjà penser à une chose.
Ne pas penser,
même à ne pas penser. »
Cela veut dire qu’il ne faut pas chercher à contrer ou repousser les pensées, mais qu’il faut au contraire n’y prêter aucune attention et les laisser passer : « l’esprit qui pense à se débarrasser de ce qui l’encombre sera occupé par l’acte lui-même. Si l’on n’y pense pas, l’esprit se débarrassera de lui-même de ces pensées et deviendra alors le non esprit ».
C’est l’enseignement de Takuan Soho à Yagyu Munemori (maître de l’école de sabre Yagyu Shinkage), « Si vous décidez d’un endroit et que vous y placez l’esprit, il devient prisonnier de cet endroit et perd sa fonction. Lorsque l’homme pense, il est prisonnier de ses pensées ». L’esprit ne doit être nulle part en particulier, c’est-à-dire qu’il doit être partout, sans contrôle. Ne pas placer son esprit dans le corps de l’adversaire, dans son propre sabre ou celui de l’ennemi, dans l’intention de parer une attaque ou dans la garde de l’autre. « Alors seulement la main, le pied ou l’œil agiront sans être prisonnier des pensées. »
Pour Miyamoto Musashi, il faut « éviter toutes pensées perverses, se forger dans la Voie en pratiquant soi-même, et non par le jeu des idées, embrasser tous les arts, et non se borner à un seul. » Cela signifie qu’il faut éviter les pensées qui pervertissent le cheminement sur la voie, ne pas dévier de la voie et avoir l’esprit ouvert, ce qui se fait par la pratique et non par la théorie.
Takuan Soho explique que grâce à une pratique sans relâche, la technique s’est ancrée dans le subconscient, et qu’alors le non-esprit permet à la « main du subconscient » d’agir : « Lorsque le samurai se tient face à l’adversaire, il ne doit pas penser à cet adversaire, ni à lui-même, ni aux mouvements du sabre ennemi. Il se tient juste là avec son sabre qui, ayant oublié toute technique, n’est prêt à réagir qu’aux ordres du subconscient. L’homme a oublié qu’il manie un sabre. Quand il attaque, ce n’est pas l’homme mais l’épée dans la main du subconscient qui coupe ». Le mushin permet d’avoir une réaction appropriée provenant d’un acquis qui a imprégné notre subconscient, ce qui le différencie de la réaction reptilienne ou venue d’un « 6ème sens », qui ne sont que des réactions réflexes de survie.
Mushin par la méditation
Zazen, la méditation assise du bouddhisme Zen, se concentre sur la respiration et sur le mouvement du ventre, dans une posture droite (lotus, demi-lotus, tailleur, seiza). Elle consiste à être « ici et maintenant », laisser les images et les pensées qui apparaissent dans l'esprit passer comme des « nuages dans le ciel » : le méditant ne s'y attache pas, il ne cherche pas à les analyser, pas plus qu'il ne s'en préoccupe. Pour Taisen Deshimaru, « Le secret du zen consiste à s’asseoir, simplement, sans but, ni esprit de profit, dans cette posture de grande concentration. ». En maintenant un tel état, le pratiquant peut atteindre un état de la pensée « au-delà de toute pensée », sorte de vacuité de l'esprit.
NB : Taisen Deshimaru (1914-1982), est un maître bouddhiste zen japonais de l'école Sōtō et l'un des principaux passeurs du bouddhisme zen en Occident. Il est le fondateur et l'inspirateur de nombreux dojos et de groupes zen en Europe. Dans son enseignement, Taisen Deshimaru insiste sur le fait que le zen, c'est la pratique de zazen dans l'« ici et maintenant ».
Arigato Zen est une forme de méditation par la voix basée sur la répétition du mantra « arigato » (Merci en japonais): Par l’effet des vibrations des voix et des bols de Cristal, par la maîtrise d’une respiration juste, Arigato Zen permet la prise de conscience du lien corps-esprit. Par la posture, la respiration induite par le mantra, les vibrations, Arigato Zen permet un « nettoyage de l’esprit » correspondant à l’état de non-esprit, mushin. Soho Machida, créateur de cette forme de méditation non religieuse ouverte à tous, insiste sur le fait que « grâce à des exercices physiques, vous pouvez ressentir un réel changement mental », indiquant ainsi que le lien corps-esprit ne peut venir que de la pratique.
NB : Soho Machida moine Zen né en 1950 a pratiqué plus de 20 ans dans un monastère zen de Kyoto avant de vivre aux Etats-Unis où il devient Docteur en Philosophie, puis Singapour avant de revenir à Hiroshima en 2006. Depuis 2016 il est à la retraite et se consacre au développement d'ARIGATO ZEN au Japon et dans le monde (Etats-Unis, Taïwan, Europe), méthode de méditation simple et accessible à tous qu'il a initié il y a plus de 20 ans. Pour tout renseignement complémentaire : me contacter !
Il existe de multiples autres formes de méditation, dont la plupart ont aussi cette fonction de libérer l’esprit (vipassana, tibétaine, yoga, pleine conscience, transcendantale, guidée, etc). Ne les connaissant pas suffisamment, je ne les commenterai pas.
Kendo et Zen
Parfois, on peut entendre des phrases telles que « faire du kendo, c’est faire du Zen sans le savoir », ou « le kendo est un Zen dynamique »… Ah bon? Les tenants d’un kendo purement sportif hausseraient les épaules et ricaneraient surement en entendant de tels propos, mais ceux qui se rappellent que selon les statuts mêmes de la ZNKR « Le kendo est conçu pour discipliner le caractère de l’homme à travers la mise en œuvre des principes du sabre. », ce qui sous-entend la progression dans l’art du kendo, mais aussi la contribution du kendo à la paix universelle, l’enseignement de la courtoisie, l’honneur, le respect, et surtout (en ce qui concerne l’objet de cet article) la formation de l’esprit et du corps, savent que le kendo est plus qu’une activité sportive.
Le but de la « méditation kendo » n’est pas de rentrer en transe, de fuir le monde réel ou d’atteindre le nirvana… Mais de maîtriser son ego et de réaliser l’intégration corps-esprit, dans le même objectif que nos « ancêtres » (ou pour nous, occidentaux, « prédécesseurs ») samouraïs, même si ce n’est plus notre présence sur terre qui est en jeu.
Une des formes de méditation la plus évidente en kendo est le mokuso, instant où les pratiquants de kendo se mettent effectivement en position zazen : assis en seiza, posture droite et ancrée, respiration juste et profonde, mudra rituel avec les mains, les kenshis sont invités à « nettoyer » leur esprit, rentrer dans le dojo, se concentrer et se préparer à recevoir l’enseignement de l’art du sabre. Cet instant concret de méditation, malheureusement souvent bien trop court voire bâclé, permet de se mettre en condition pour profiter de la séance de kendo, pour progresser sur la voie. A la fin de l’entraînement, ce même rituel permet d’intégrer, se souvenir, absorber. Si besoin était, il faut rappeler que le mokuso n’a aucune connotation religieuse, que ce n’est pas un instant de prière mais juste un moment de concentration, de mise en condition.
En fait, si on considère que le kendo forme l’esprit au travers d’une pratique intense et assidue, c’est l’activité kendo elle-même qui peut être considérée comme une forme de méditation, menant entre autres à l’état de mushin, non-esprit. La différence entre la méditation zazen (en lotus face au mur) et la « méditation kendo » (en combat face à l’adversaire) est que dans le premier cas l'objectif est de « regarder à l'intérieur de soi-même », alors que dans le deuxième cas le but est « lire l'intention de son adversaire ». Dans les deux cas, ceci n'est possible que par la non-intrusion de l'intellect dans l'esprit.
Cette possibilité de lire l’intention de l’adversaire s’acquière par la pratique et l’expérience, grâce notamment au principe de Shin Gi Tai, concept mis en avant par Sumi sensei lors d’un stage à Bordeaux (2019 ?).
- Shin, l’esprit, est aussi le cœur (kokoro en japonais) : c’est notre désir, la pensée qui nous anime, la source de notre énergie.
- Gi est la technique, ou plus exactement la « manière », la façon de mettre en pratique ce que veut notre Esprit (Shin).
- Tai est notre corps, le véhicule grâce auquel la manière (Gi) nous permet de tendre vers ce que veut notre Esprit (Shin).
Shin Gi Tai est donc la représentation d’un tout indissociable : l’Esprit s’exprime au travers du Corps grâce à une juste Manière, le Corps permet à la Manière de réaliser l’intention de l’Esprit, la Manière permet au Corps d’être la représentation de l’Esprit. On voit que le corps et l’esprit sont « liés » grâce à un 3ème élément qui est la manière (ou technique), d’où l’importance et la nécessité de l’expérience, de l’entraînement, de la répétition.
Pour Minoru Kyota, une coupe en kendo demande de la précision et doit être décisive, ce qui nécessite une énergie synergique provenant de l’intégration corps-esprit, résultante du mushin et dont le ki-ai est l’expression, exprimée par le Ki ken tai no ichi, l’union de l’énergie, du sabre et du corps.
Le mushin est également présent dans deux situations pourtant apparemment éloignées : sutemi et heijo-shin. Le sutemi, c’est l’abandon de la peur, la frustation et la confusion, amenant à une attaque « à corps perdu »dans un abandon total de l’intellect et de l’ego. Heijo-shin est quasiment l’inverse : l’absence de peur, de doute, d’hésitation grâce à mushin permet de « voir » l’adversaire et ses attaques, permettant de réagir en go no sen (Tai no sen) et réaliser des techniques oji waza. A noter que Heijo shin, traduit par « présence d’esprit » est permis par mushin, le « non esprit », ce qui pourrait être une sorte de koan, courte réflexion bouddhiste Zen absurde, énigmatique ou paradoxale, hors de toute logique ordinaire !
Miyamoto Musashi parle du « coup sans pensée, sans aspect », résultant du non-esprit : « Lorsque votre adversaire s'apprête à vous attaquer en même temps que vous vous y apprêtez vous-même, votre corps prend la forme attaquante et votre esprit prend également une forme attaquante et vos mains frappent fort tout naturellement en partant du vide et à une vitesse allant s'accélérant. C'est le sans pensée, sans aspect et cela est très important. On rencontre très souvent ce coup. Il faut donc bien l'apprendre et s'y exercer. » Ce coup sans pensée où le corps attaque avant l’attaque de l’adversaire est un ken no sen (ou Sensen no sen), une forme correspondant au debana waza bien connu des kendokas.
EMC (Etat Modifié de Conscience) et flow, une réponse scientifique à mushin
Si un certain nombre de concepts liés aux arts martiaux tels que le Yin Yang n’ont pas de justifications scientifiques, il est très appréciable de noter que le Mushin, notion empirique issue de la pensée humaine et forgée au cours de milliers d’années de pratique, est rejoint par la science moderne au travers de la théorie de l’EMC, Etat Modifié de Conscience.
L’EMC est un état mental différent de l’état d’éveil ordinaire. Il peut être une barrière contre un traumatisme ou une douleur (instinct de survie) ou un phénomène que l’on retrouve dans la méditation (bouddhisme), la transe (chamanes) ou l’hypnose (médecine) amenant à un état de conscience supérieure. C’est également un état naturel rencontré dans le rêve, l’art ou toute activité vécue passionnément : jardinage, lecture, nature…
Scientifiquement, cela se traduit par un ralentissement de nos ondes cérébrales en comparaison de celles de l’état d’éveil, une modification des taux de neurotransmetteurs (endorphine, dopamine, sérotonine, ocytocine, etc).
Le flow (également appelé flux ou Zone en français) est un EMC qui peut être compris comme une « absorption totale dans la situation, concentration intense », présent dans tous les domaines humains (sport, chant, musique, danse, créativité, théâtre, marche, apnée, etc). Le flow induit une augmentation des performances physiques et mentales, un « Etat de grâce », une disparition de l’ego et de la notion de temps et d’effort, une augmentation des perceptions. Evidemment, le flow est donc particulièrement recherché dans le sport de haut niveau, au travers de ce qu’on appelle la préparation mentale qui prend la forme de concentration, méditation, coaching, rituels ou autres.
Il existe 3 formes de flows : individuel, groupe, équipe. Dans le premier cas, le sportif est dans son monde, alors que dans le deuxième il est porté par le groupe et ses performances sont optimisées par la présence des autres compétiteurs. Pour le flow d’équipe, il faut considérer celle-ci comme devenue une seule entité transcendant la somme des individus, dans laquelle il y a une cohésion opérationnelle, une communication précise et rapide entre les individus et une focalisation totale sur l'objectif commun.
Pour illustrer une expérience de flow, on peut citer le footballer de génie Pelé : « J'ai ressenti comme un étrange calme... une sorte d'euphorie. J'ai eu l'impression de pouvoir courir une journée entière sans fatigue, de pouvoir dribbler à travers toutes leurs équipes ou à travers tous, que je pouvais presque leur passer à travers physiquement. »
Il y a de nombreux points communs entre le flow et mushin, mais le flow est centré sur la motivation tandis que mushin est un état de non-esprit…
Le 5ème élément : le Vide, au-delà de mushin
Le Traité des Cinq Roues (Go Rin no Sho) de Miyamoto Musachi a pour structure et plan les 5 éléments bouddhistes du godai: terre, eau, feu, air, vide.
Dans la présentation du « Rouleau du Vide », il précise que « après avoir acquis le principe de la Voie, il devient possible de s’en éloigner, de se trouver libre de toute théorie ou technique : c’est la voie du Vide, la voie véritable. »
Le rouleau du vide est certainement le chapitre le plus mystérieux et le plus profond du Go Rin no Sho :
« Dans le vide existe le bien et le mal n’existe pas. Le savoir existe, le principe existe, la voie existe et l’esprit, lui, est vacuité. »
Cette pensée, comme tout le 5ème chapitre du Go in no Sho, parle du Vide mais va au-delà de la notion de Mushin, non-esprit, qui nous concerne directement dans le kendo ou tout autre art martial. Toutefois, l’approche du non-esprit dans un but martial peut nous permettre d’appréhender la notion philosophique de Vide.
Parvenir au vide revient à apaiser et dominer le mental et faire taire le bavardage intérieur alimenté par les pensées et les émotions. Réduire le fonctionnement du mental, voire le supprimer, est possible dans l’action ou dans la méditation. Suspendre le mental par la pratique d’un art martial (la voie du sabre, pour Miyamoto Musashi) ou par la concentration de son attention sur la respiration (zazen) ou la répétition d’un mantra (Arigato zen) permet de chasser les nuages d’incertitude, de penser à ce qui n’est pas le mal et de ne pas dévier de la voie et ainsi de rencontrer le vide, la vacuité.
Suzuki Shosan (1579-1655), samouraï devenu moine bouddhiste a écrit : « Les êtres qui atteignent la Voie connaissent le principe du vide fondamental, utilisent principes et devoirs comme un instrument pour se forger jour et nuit un esprit purifié, débarrassé des impuretés résiduelles. » Là aussi, le vide est lié à un esprit purifié par une pratique assidue, débarrassé des impuretés qui pourraient venir le perturber.
Aspect pratique de mushin dans le kendo
Le calme mental, la concentration et la conscience de l'environnement (cognition) induites par le mushin, l’état de non-esprit, permettent d’être conscient de l'ensemble de la situation, c’est à dire de voir l’ensemble. Pour cela, Minoru Kiyota préconise de se concentrer sur un seul point : les yeux, la fenêtre de l’âme. « Les yeux disent tout » : le degré de vigilance de l'adversaire, son intention et le moment où il va attaquer.
Dans le chapitre « Me-no-Tsukekata (la voie de la perception) » de The Kendo Reader, Noma Hisashi (1910-1939) insiste également sur l’importance du regard et écrit qu’il faut voir l’adversaire dans son ensemble sans se focaliser sur un point particulier où se posent nos yeux. Comme si on regardait une montagne lointaine, on doit voir l’adversaire en entier, de la tête aux pieds afin de détecter tout mouvement ou intention, notamment de ses mains ou de son sabre. On peut plonger le regard dans les yeux d’un adversaire d’un niveau inférieur, pour connaître ses intentions, mais au contraire il faut absolument éviter ceux d’un adversaire supérieur qui pourrait percer vos pensées ! Il vaut mieux alors regarder ailleurs, sa ceinture par exemple, ce qui troublera l’ennemi.
C’est exactement ce que dit Miyamoto Musashi :
« Entre voir et regarder, voir est plus important que regarder. »
Le non-esprit, mushin, nous permet de voir.
Sources :
- Traité des Cinq Roues, Miyamoto Musashi, 1645, traduction de M et M Shibata, Albin Michel, Spiritualités Vivantes, 1983
- Miyamoto Musashi, maître de sabre japonais du XVIIe siècle, Kenji Tokitsu, édition desiris, 1998
- Le Livre des Cinq Roues, interprétation martiale, Miyamoto Musashi interprété par Stephen F. Kaufman, traduction Josette Nickels-Grolier, Budo éditions, 2000
- L’esprit indomptable, écrits d’un maître de zen à un maître de sabre, Takuan Soho, traduction William Scott Wilson et Josette Nickels-Grolier, Budo Editions, 2007
- Kendo, its philosophy, history and means to personal growth, Minoru Kiyota, édition Kegan Paul International, 1995
- Zen et samouraï, Suzuki Shosan, traduction de M et M Shibata, Albin Michel, Spiritualités Vivantes, 1994
- The Kendo Reader; Noma Hisashi, 1939
- Le flow (flux ou zone), un état de conscience modifié similaire à la transe et à l'extase ! http://sportenpleineconscience.over-blog.com/2018/01/la-quete-de-l-etat-de-flow-flux-ou-zone-un-etat-similaire-a-la-transe-et-a-l-extase.html
- Mokuso? http://oriibu.canalblog.com/archives/2013/11/04/28400184.html
- Eviter touts pensées perverses pour atteindre le Vide (Go Rin No Sho), http://oriibu.canalblog.com/archives/2017/07/16/35482308.html
- Shin Gi Taï : union de l’Esprit, de la Technique et du Corps, http://arigatozen.canalblog.com/archives/2018/06/12/36481940.html
- Mushin, l’esprit vide, https://corps-et-esprit-martial.com/mushin-lesprit-vide/